Comment créer du collectif pour construire un projet dans un territoire rural ? 4 points de vue

Andra Andra, le 12 juillet 2019 0 commentaire

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En mars dernier se tenait à Grenoble la 3e édition des Rencontres nationales de la participation, organisées par l’association « Décider Ensemble ». Partenaire de l’évènement, l’Andra y proposait une table ronde rassemblant une soixantaine de participants. La question soumise au public : « Comment créer du collectif pour construire un projet dans un territoire rural ? » Autour de la table, trois grands témoins étaient invités à partager leur expérience aux côtés d’un animateur. Ils reviennent sur leurs interventions et leur perception du débat.

Créées à l’initiative de l’association « Décider ensemble », les Rencontres nationales de la participation réunissent tous les ans professionnels et praticiens de la concertation, élus, experts, militants, et citoyens pour explorer les questions de participation et de concertation dans la société d’aujourd’hui.

Porteuse de projets à fort impact pour les territoires où elle est implantée, l’Andra a souhaité apporter sa contribution à la réflexion en proposant une table ronde autour de la question : « Comment créer du collectif pour construire un projet dans un territoire rural ? » Objectif : mettre en commun des interrogations et des expériences complémentaires pour nourrir la réflexion sur une problématique commune à tous les porteurs de projets qui s’installent en milieu rural.

« Non seulement, nous gérons des déchets qui resteront radioactifs pendant très longtemps et dont l’existence même engage la société tout entière, mais nos centres et le projet Cigéo constituent des installations structurantes pour les territoires dans lesquels ils sont implantés, explique Julie Quentel, chargée de concertation à l’Andra. C’est pourquoi nous avons besoin de nous nourrir de l’expérience des autres et de partager nos questionnements avec d’autres. Nous avons donc proposé de réunir autour de la table trois profils d’acteurs différents, sur des projets différents : Cristina Robin, responsable communication de la société Abo Wind, Jean-Luc Torrecillas adjoint au maire de Lavelanet, commune du département de l’Ariège et Jean Maillet, secrétaire général de l’Unadel (Union nationale des acteurs et structures de développement local). Cette table ronde était d’ailleurs animée par un quatrième acteur qui connaît bien ces questions : Stéphane Juguet, anthropologue et directeur de l’agence What Time Is I.T. »

Cristina Robin, responsable communication ABO Wind

« Créer du collectif, c’est donner du sens à un projet »

À quel titre interveniez-vous à cette table ronde ?

La société ABO Wind développe des projets éoliens. Aujourd’hui, l’éolien pose beaucoup de questions en France et « créer du collectif » autour de nos projets est essentiel à leur réussite. L’une de nos premières missions est donc de communiquer largement sur les projets, pour répondre aux questions, et d’apporter un maximum d’information.

Qu’entendez-vous par « créer du collectif » ?

Créer du collectif, c’est avant tout donner du sens à un projet, expliquer sa raison d’être : pourquoi le projet est fait, comment il est fait et par qui. Il ne s’agit pas de chercher l’unanimité à tout prix ou de contrer l’opposition mais de donner à chacun la possibilité de se forger une idée en connaissance de cause. La communication ne sert pas à fluidifier ou justifier, mais à accompagner. Elle est essentielle pour se comprendre ! C’est le message que je souhaitais faire passer.

En trois mots, comment créer du collectif ?

La transparence, l’information – dès le début d’un projet – et l’accompagnement sont indispensables. On se rend compte qu’un projet aboutit dès lors qu’il est compris, assumé et décrit de manière transparente. Il faut créer une dynamique positive, même si elle ne sera jamais unanime.

Que retenez-vous de cette rencontre ?

La rencontre a été momentanément perturbée par des opposants au projet Cigéo et le dialogue a été impossible pendant plusieurs minutes, les opposants refusant tout échange. Cela a montré clairement que sur nos projets le dialogue est difficile, mais que nous avons aussi une responsabilité collective dans la volonté d’être informés et d’accueillir un projet. Chacun est libre ensuite de faire ce qu’il veut de l’information reçue.

Jean-Luc Torrecillas, adjoint au maire de Lavelanet (Ariège)

« Il existe des territoires, et donc des réponses et des solutions »

À quel titre interveniez-vous à cette table ronde ?

Ma commune a initié plusieurs dispositifs de participation citoyenne. Nous sommes au cœur d’un territoire en pleine désindustrialisation, avec tout ce que cela implique comme difficultés : chômage, départ des jeunes, etc. En 2013, nous avons lancé avec l’association « Solidarité Ville » une consultation des 6 000 habitants pour comprendre la manière dont ils envisageaient l’avenir de leur ville. Cette première expérience, très positive, nous a poussés, deux ans plus tard à candidater à l’appel à initiatives « Territoire à énergie positive », pour lequel nous avons été primés. Aujourd’hui, grâce à ces dispositifs, des projets partagés voient le jour dans notre commune (forêts urbaines, rénovation du cœur de ville, création d’un théâtre de verdure).

Qu’entendez-vous par « créer du collectif » ?

Faire de la démocratie directe ou en tout cas une forme de démocratie qui permette aux citoyens de s’exprimer est un travail de très longue haleine. On ne peut pas demander à une population qui a l’habitude de subir, de prendre collectivement les rênes du jour au lendemain. Nous n’avons rien inventé – au fond, la question de la participation des citoyens se pose depuis que la démocratie existe – mais nous avons changé les habitudes et amené une envie de bouger les choses, ce qui est déjà très important. Je crois qu’il n’existe pas une solution, une réponse et un territoire. Il existe des territoires, et donc des réponses et des solutions. Il est nécessaire de créer des outils qui correspondent aux territoires, de « bricoler intelligemment ».

Comment créer du collectif, en trois mots ?

L’inventivité, l’échange de bonnes pratiques et une forme de « modestie ambitieuse ». Pour créer du collectif, il ne faut pas avoir peur d’être un peu fou !

Que retenez-vous de cette rencontre ?

J’ai trouvé très intéressant que chacun puisse dire ce qu’il avait à dire, même si l’intervention d’opposants a montré les limites d’un tel exercice.

Jean Maillet, secrétaire général de l’Unadel

« Un travail d’éducation à ces pratiques doit être fait en direction de tous »

À quel titre interveniez-vous à cette table ronde ?

L’Unadel a été créé en 1992. Elle regroupe des militants du développement local : des élus, des professionnels, des militants associatifs, des universitaires… Nous avons vu de près se développer et s’organiser les questions de participation et d’engagement citoyen.

Qu’entendez-vous par « créer du collectif » ?

Pour créer du collectif, il faut une volonté très forte des citoyens de participer au débat et une volonté très forte des élus et de leurs techniciens de faire en sorte que ce débat advienne. Au fil des années, nous avons vu se mettre en place des dispositifs règlementaires qui sont aujourd’hui plus ou moins investis par les élus, les techniciens et les habitants. Il y a une demande de plus en plus importante de la population à voir s’inscrire davantage la participation dans la démocratie locale. Cependant, les élus ne sont pas toujours prêts, et cela crée un certain nombre de tensions. Je crois qu’un travail d’éducation à ces pratiques doit être fait en direction de tous.

Comment créer du collectif, en trois mots ?

Une pédagogie de long terme, très en amont du projet ; des procédures ascendantes et non descendantes ; et plus que de la concertation ou de la consultation, l’envie d’une co-construction des politiques publiques locales. Ce qui aujourd’hui dans les faits n’existe que très rarement.

Que retenez-vous de cette rencontre ?

Les échanges ont beaucoup mis en exergue la nécessité d’un temps long dans la mise en œuvre des démarches de participation. L’irruption de deux représentants d’opposants au projet Cigéo a bouleversé le déroulement de la rencontre, mais cela a été plutôt bien géré et l’animateur a su habilement exploiter les attentes de la salle pour diriger les échanges sur les modes d’expression et les modalités d’accompagnement. On a pu voir que bien souvent, la grande difficulté réside dans le fait de rendre compréhensible un projet, et il y a des projets plus faciles à expliquer que d’autres… quoique, même des projets éoliens ou solaires se heurtent à une forme de résistance. Un autre constat plus global peut être fait : depuis une dizaine d’années, les capacités d’ingénierie transversales, c’est-à-dire d’animation socioculturelle du territoire se perdent au profit d’animations très techniques et procédurales. Les démarches citoyennes perdent de leur pertinence et de leur efficacité dès lors qu’elles se normalisent.

Stéphane Juguet, anthropologue, directeur de l’agence What time is I.T

Vous avez animé la table ronde organisée par l’Andra : « Comment créer du collectif pour construire un projet dans un territoire rural ? » Quels étaient les enjeux derrière cette question ?

Pour bien comprendre il faut revenir sur les concepts qu’énonce la question. Celui de ruralité, d’abord. Aujourd’hui, deux conceptions de la ruralité s’opposent. Une partie des géographes pensent qu’elle n’existe plus, que dans le monde connecté qui est désormais le nôtre, tout devient urbain. Finalement, plus on s’éloigne des centres-villes et des métropoles, plus on a le sentiment d’être abandonné… D’autres pensent au contraire que cette vision est tronquée, qu’en réalité, même en étant éloignées des villes, les populations rurales sont connectées au monde de demain… De mon côté, je pense que ce qui est central dans ce débat, c’est la question des « flux » (économiques, numériques, sociaux, culturels, etc.). On ne peut pas dissocier ce qui relève du territoire et ce qui relève des flux qui traversent le territoire. Or, si la ruralité n’arrive pas à redevenir un point d’ancrage pour les flux qui la traversent, elle risque de s’éteindre progressivement.

Est-ce justement le rôle d’un projet, créer des flux ?

Ce qui est sûr, c’est qu’une activité à vocation industrielle va inévitablement reconfigurer les flux à l’échelle du territoire. On peut discuter de la nature d’un projet, des valeurs qu’il véhicule et des polémiques qui lui sont associées… à partir du moment où on met des routes, des réseaux numériques puissants, des réseaux de compétences, de savoir-faire, d’ingénierie, etc., on crée de la valeur pour le territoire. Mais encore faut-il orchestrer ces flux : voyez les villes où on laisse tous les flux se concentrer sur un même point : le risque de l’asphyxie est grand !

Un projet est-il toujours une opportunité pour la ruralité ?

En tout cas, il n’est pas forcément une opportunité pour tout le monde. Ce n’est pas parce qu’on pose une infrastructure que « l’équation du bonheur » va se réaliser ! Un projet qui a du sens a plus de chance de susciter l’adhésion ; et à partir du moment où il suscite l’adhésion, il suscite l’attention, la « désirabilité », et les flux convergent vers lui. C’est à ce moment-là que le projet devient un levier de développement (des services, de l’emploi, etc.).

La clé pour créer cette « désirabilité », c’est le collectif justement ?

Il y a deux manières d’envisager le collectif. Soit c’est le projet qui crée le collectif, soit c’est le collectif qui se fédère pour créer le projet. Il s’agit de deux dynamiques différentes. Lorsqu’un projet vient de l’extérieur du territoire, d’en « haut », comme c’est le cas pour le projet Cigéo de l’Andra, la question est de savoir comment il se relie au local, comment ce projet arrive à s’ancrer et à devenir un projet du « cru ». Comment il arrive à se « territorialiser ». C’est tout l’enjeu de la concertation et de la communication : engager une réflexion collective avec les citoyens et les parties concernées pour trouver des externalités positives(1) au projet.

Qu’avez-vous pensé du débat ?

Des opposants l’ont interrompu et en tant qu’animateur, j’ai été un peu perturbé, mais pas choqué. Ces personnes se sont signifiées, nous les avons laissées s’exprimer, puis le débat a repris. Ce « hacking » est une forme d’expression qui participe à la démocratie. On ne peut pas chercher des modalités pour permettre à chacun de s’exprimer et ne pas accepter ce mode d’intervention. Par ailleurs, les opposants ont mis le doigt sur quelque chose d’entendable : quelle est la légitimité de l’Andra à poser la question du collectif ? Je pense que l’audience a son libre arbitre et les moyens de construire son propre point de vue. Cela a aussi montré que les déchets radioactifs, même si ce n’était pas l’objet de la rencontre, sont un sujet à forte charge émotionnelle. Ce n’est pas un sujet comme un autre ! Il faut l’assumer. Ce débat a aussi permis de remettre au cœur des discussions l’écueil auquel les démarches de concertation peuvent être confrontées : si elles produisent des idées qui ne sont pas suivies d’effets, elles nourrissent la frustration et le sentiment d’abandon.

(1) lorsqu’un acteur économique crée, par son activité, un effet externe qui procure à autrui un avantage de façon gratuite